Récits de voyages vers l'Ailleurs en forme d'exercices de style

J'ai découvert par hasard cette oeuvre d'Ariel Denis. Attiré par la beauté sobre du livre (pages épaisses couleur crème comme la couverture ornée d'un bel oiseau de mer) puis intrigué par quelques encarts dans le texte sous forme de cases extraites de Tintin, j'ai commencé à lire et ai été littéralement subjugué par la virtuosité de l'auteur.
"Univers" se compose d'une dizaine de courts récits, qui ont pour thème le voyage mais évoquent surtout ces zones ambiguës où le voyageur s'égare dans l'espace et le temps. Tous les récits sont gravides de quelque chose qui reste voilé, qui ne se révèle pas mais qui est, dans l'Ici et le Maintenant, comme une ombre portée de l'Ailleurs caché dans les plis de l'Univers. Les récits se présentent sous des formes extrêmement diverses (souvenirs autobiographiques, texte littéraire d'un impeccable classicisme, extrait d'un manuscrit antique, minutes de conférence, monologue intérieur, etc.) et s'inscrivent dans toutes les époques, de l'Antiquité au futur lointain en passant par le temps présent (ex : un voyage en TGV), comme si le sentiment de déréliction, au coeur de chaque récit, était consubstantiel à l'humanité, qu'elle soit passée ou à venir. Rien, dans ces récits, n'est stable dans l'espace et le temps : le monde est un théâtre d'apparences insaisissables où nos ambitions et nos actes quotidiens sonnent un peu faux (l'écriture, les voyages devenant tourisme, le sexe mué en dialectique de l'exhibitionnisme et du voyeurisme, etc.) et où rien ne paraît durable ou vrai, comme dans un jeu d'enfant (Ariel Denis évoque à plusieurs reprises les heures passées à jouer à explorer l'espace devant des cadrans en carton). Les allusions littéraires sont nombreuses (de Beckett à Lovecraft en passant par la BD, principalement Hergé) et tissent un réseau chatoyant de références qui renforcent le sentiment d'un jeu d'illusions tout en introduisant, via des apartés au lecteur et avec un très savant dosage de la rupture et du décalage, un humour subtilement teinté d'ironie. On sourit et on rit fréquemment à la lecture de ce livre !
Tous les personnages des récits sont en quête de quelque chose qui justifie leur existence, un ennemi contre qui lutter (qui peut être le temps, comme dans le récit intitulé "Zoch" où le narrateur évoque un surveillant de collège, autrefois célèbre mais oublié de tous) ou un rapport au monde qui serait beau et vrai, mais en même temps ils ressentent l'inaccessibilité ou la fugacité de l'objet de cette quête. Il y a, dans ces multiples évocations de quelque chose qui se révèle et se dérobe, une grandeur qui confine à l'essence de la Poésie, notamment dans les phrases conclusives des récits. Je vous en recopie trois, pour exemple :
"Ainsi passe notre vie : pareille à une route étrange, qui se perd peu à peu dans les herbes, au coeur d'un pays maléfique."
"A jamais, combattants d'une guerre inconnue et depuis longtemps terminée, nous continuerons à rêver et à haïr, prophètes absurdes acharnés à détruire un ordre disparu que nous ressuscitons sans cesse, dans le triomphe dansant d'un nom unique - qui ouvre, mais pour nous seuls, la porte inutile du passé."
" C'est ainsi que, parfois, naît le sentiment que l'art s'adresse en ce moment à nous à titre strictement confidentiel, et que l'émotion, qui parle anonymement à tous, nous dit très personnellement des mots que nul ne peut entendre - comme un Dieu qui, visible pour nous seul au-dessus de la foule prosternée, nous adressait, le doigt sur les lèvres, un amical et inoubliable sourire."

L'écriture sait être splendide (notamment le récit "Les lémures des jardins", qui évoque les Parcs dans les grandes villes du futur, où les astronefs emporteront et déposeront les voyageurs des étoiles), avec des phrases longues et enveloppantes et d'une formidable précision. Cette virtuosité est la seule faiblesse de l'ouvrage : on a parfois l'impression qu'Ariel Denis s'astreint à des exercices de style destinés à mettre en valeur la richesse et toutes les potentialités de son talent d'écriture, qui par moments peut se comparer sans pâlir avec celui de Julien Gracq... (à qui Ariel Denis a consacré un essai). Le dernier récit est d'ailleurs une phrase unique, sans ponctuation, longue de 16 pages, qui se lit pourtant aisément grâce au souffle qui la porte ; elle s'achève avec une splendide évocation du voyage final, vers l'au-delà des étoiles et l'inconnu de l'au-delà de la mort...

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  Univers et autres récits [Texte imprimé] Ariel Denis

  de Denis, Ariel
  Editions du Sorbier / Pour vos beaux yeux
  ISBN : 9782732030470 ; 72 F ; 01/01/1984 ; 121 p. Broché