L'usure d'un monde: Une traversée de l'Iran
de François-Henri Désérable

critiqué par Ori, le 15 novembre 2024
(Kraainem - 90 ans)


La note:  étoiles
Minutieux carnet de voyage en Iran contemporain
Dans le sillage du roman-enquête "L'usage du monde" par Nicolas Bouvier, Fr-H Désérable, un demi-siècle plus tard, foule ses traces en nous livrant son exploration de l'Iran moderne sous la coupe de la cruelle théocratie d'Ali Khamenei.

Y est notamment cité Epicure selon lequel " Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut.
S'il le veut et ne le peut, il est impuissant ; s'il le peut et ne le veut, il est pervers ; s'il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers ; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il ? "

L'auteur nous détaille, dans une sorte de road trip, les villes et villages visités, nous rapporte ses dialogues avec le petit peuple, en distinguant les populations horrifiées qui se confient, de celles très minoritaires qui espionnent l'étranger visiteur ...

Cet ouvrage-pamphlet rend notamment hommage à la martyre Mahsa Amini, victime en 2022 d'une bavure policière zélée à cause d'un voile mal ajusté !

Les nombreux mouvements de foules, dont l'auteur fut le témoin lui fait dire qu'une insurrection qui échoue est une révolte, tandis que celle qui réussira est une révolution !

Que voilà un témoignage, à la fois minutieux et humoristique, de cette fraction de notre monde contemporain recherchant désespérément la démocratie !
Voyage en Iran sur les traces de Nicolas Bouvier ...et précieux témoignage sur les aspirations de la jeunesse iranienne 10 étoiles

J’espère que ce petit livre, récit de voyage mais aussi précieux témoignage, est connu de nos diplomates. L’auteur, visitant l’Iran fin 2022, à une époque où tous les journalistes européens avaient quitté le pays, nous fait comprendre et ressentir la situation du pays, l’oppression et la violence policière permanente, etc. mais aussi la formidable volonté et l'insatiable soif de liberté de sa jeunesse. Si ce que dit Désérable est vrai, nous avons déçu l’espoir de millions de jeunes Iraniens en retenant Israël de tuer Khamenei et décapiter un régime détesté. Nul ne sait ce qu’il serait advenu (peut-être une révolution, peut-être une guerre civile, peut-être un renforcement de la répression…) mais on aurait au moins permis à des millions de jeunes comme Amir (voir plus loin) d’enfin faire la fête pour célébrer la mort de Khamenei (affectueusement surnommé « Khayemani » = « mes couilles »).

Même si ma note de lecture est une critique dite « éclair », je me permets de prolonger l’éclair pour faire une recension détaillée chapitre par chapitre car ce petit livre me semble important. En outre, il se lit avec un immense plaisir car il est formidablement écrit, avec empathie et humour, multipliant les saillies pleines d’ironie et d’autodérision.

1. DEPART
Le livre commence sur un appel urgent de l’ambassade de France : « ne partez pas » ! Trop tard, l’auteur est déjà dans l’avion, en vol vers Téhéran, pour accomplir la promesse faite en 2019 de partir sur les traces de Nicolas Bouvier dont « L’usage du monde », qu’il avait lu à 25 ans, était devenu une sorte d’Evangile de la route. Nicolas Bouvier, qui écrit, et Thierry Vernet, qui peint, avaient dans les années 50 voyagé un an et demi à travers les Balkans, puis l’Iran jusqu’au Pakistan et l’Afghanistan. Le covid l’avait contraint à reporter son voyage mais, à la réouverture des frontières, il s’était précipité à l’ambassade d’Iran pour organiser son voyage fin 2022.
Néanmoins, la situation en Iran est devenue dangereuse et trouble depuis la mort de Masha Amini, une jeune femme kurde. Venue en visite à Téhéran, où vivait son frère étudiant, elle a été passée à tabac par la police religieuse qui l’avait arrêtée pour tenue inappropriée. Ses funérailles ont provoqué des manifestations au Kurdistan, qui se propagent ensuite à tout le pays. Des femmes brûlent leur voile tandis que des gens osent crier en pleine rue « A mort le dictateur ». La violente répression provoque 314 morts en 8 semaines, tandis que 40 000 iraniens sont arrêtés et emprisonnés. Dans l’avion, Désérable n’en mène pas large : il est le seul étranger et craint d’être refoulé dès l’aéroport. Mais ce n’est pas le cas : au guichet des visas, où personne ne fait la queue, un fonctionnaire blasé jette un œil à son passeport et le laisse entrer en Iran.

2. TEHERAN
Désérable s’installe dans un hôtel, sorte d’auberge très cosmopolite : des Afghans en attente d’un visa vers le Mexique (avec l’idée d’aller aux USA), un Iranien en attente d’un visa vers l’Australie, un ingénieur indien, qui a travaillé en Allemagne, en attente d’un visa vers Europe pour finir ses jours sur les bords de la Méditerranée, etc. Le seul autre européen est Marek, allemand de 22 ans, blond aux yeux bleus, éternel rêveur, qui vient d’être quitté par son épouse à Istanbul pendant leur voyage de noces, alors qu’il était parti au marché pour acheter une pastèque (depuis, Marek ne peut plus voir une pastèque sans verser une larme). Après avoir envisagé de se suicider, il a revendu son alliance pour s’acheter un vélo et s’est lancé dans un périple jusqu’à l’Inde, pour retrouver la paix de son âme. Il y a aussi Saied, un jeune iranien très sympa mais curieux de tout. Il est rapidement mis en garde par la jeune femme qui gère l’hôtel : c’est sans doute un indic. Cette jeune femme, Sheyda, est une iranienne aux cheveux dévoilés, défiante envers les hommes et condamnée au célibat éternel car à 29 ans, une femme non mariée est dite « torshideh » (= « aigre comme le lait tourné »).
En se promenant dans les rues, Désérable prend le pouls de la ville. A Téhéran, contrairement à ce que disent certains média occidentaux, la peur n’a pas changé de camp (la rue a toujours peur) mais elle s’est propagé jusqu’au pouvoir. La rue a toujours peur mais elle s’est doublée de courage : les gens cherchent à faire des actes de résistance (jeunes femmes aux cheveux dévoilés, graffitis peints sur les murs, cris lancés dans la nuit : « à mort le dictateur » ou « femme vie liberté »). Toutefois, il n’y a pas d’organisation : les gens se reconnaissent et agissent de manière spontanée en fonction du contexte. En tant qu’européen, Désérable est souvent abordé : c’est ainsi qu’il rencontre Niloofar, jeune femme qui étudie à Téhéran, près de la place Enghelab, où sont regroupées toutes les libraires (on y trouve de tout, de Mein Kampf à Anna Karénine en passant par Da Vinci Code). Niloofar cache à ses parents son militantisme pour éviter qu’ils s’inquiètent mais elle rêve ouvertement à la chute du régime. A la nuit tombée, dans la rue, Niloofar crie « Marg bar dictator » (mort au dictateur). Désembar a un premier réflexe de peur (s’éloigner le plus vite possible) puis il s’émerveille de l’écho quand le cri est repris dans la nuit par d’autres voix invisibles. Niloofar révèle à Désérable que la peur des jeunes ce n’est pas la mort (car « derrière chaque personne qui meurt battent mille cœurs ») mais la prison, qui est synonyme de torture et de viol (de nombreux jeunes se suicident en sortant de prison, notamment les jeunes femmes car certains viols filmés deviennent des armes de chantage).

3. QOM
Le trajet vers Qom est le premier voyage routier de Désérable. Expérience terrifiante car les Iraniens conduisent comme (je cite) des « tarés ». Ainsi, Désérable a rencontré son chauffeur (Ali) après avoir été renversé dans la rue tandis qu’il allait prendre le bus. Pour s’excuser, Ali, qui allait vers Qom, l’avait pris en voiture puis fait discussion tout le long du trajet. Ali reconnaît que les Iraniens conduisent mal mais rejettent la faute sur Reza Shah Pahlavi, qui a modernisé le pays à marche forcée dans les années 20 sur le modèle Ataturk : les gens sont passés de l’âne à la voiture sans jamais avoir appris à conduire…
La discussion avec Ali est aussi un bel exemple de la pratique du ta’arof, qui est une forme iranienne de politesse poussée à l’extrême et parfois difficile à interpréter. Par exemple, tout chauffeur de taxi insistera pour rendre service et qu’on ne le paye pas : néanmoins, il faut insister pour le payer et surtout ne jamais partir sans payer, sous peine de sérieux problème… En fait, pour un européen, il est souvent difficile de discerner ce qui est sincère et ce qui est ta’arof : il faut essayer de distinguer les subtilités qui induisent des réserves car si l’interlocuteur laisse planer une difficulté, c’est qu’il escompte qu’on la saisisse pour ne pas donner suite (exemple avec Ali : « si tu veux, je t’invite à dormir chez moi mais c’est petit - on pourra se serrer mais il faudra faire attention à mon frère qui est malade » = ta’arof).
Qom est une ville où Désérable ne reste pas très longtemps. Ville sainte chiite, avec des mollahs partout, c’est à Qom que Khomeini a décrété le port du voile obligatoire et c’est aussi à Qom qu’ont commencé en 1978 les premières manifestations contre le Shah, trop indifférent à la misère du peuple, car obnubilé par son rêve de puissance économique et pétrolière. Sa femme Farah fut sans doute soucieuse du peuple car elle aimait rendre visite aux pauvres mais elle ne s’aperçut peut-être jamais que tout était factice et mis en scène, que toutes ses visites étaient arrangées et qu’en définitive on lui cachait le « vrai » peuple. En février 1979, à Qom, la révolution islamique fut vécue comme une libération.

4. ISPAHAN
Désérable fait la connaissance de Yassin, professeur de biologie à la retraite, qui l’a pris en stop à la sortie de Qom. C’est l’une des rares personnes ouvertement favorables au régime que Désérable a rencontrées et il est troublé de trouver Yassin plutôt sympathique et cordial. Yassin est partisan du programme nucléaire iranien pour que l’Occident arrête de les mépriser mais déclare n’avoir aucune haine envers les USA et les Américains, ni contre les Juifs, juste envers Israël qui n’est pas un pays mais une force d’occupation à combattre. Yassin a trois filles qu’il adore : il voudrait qu’elles portent le tchador mais elles n’acceptent que le hidjab. Désérable est amusé et touché par le sourire de ce père fataliste et plein de tendresse : « elles sont grandes, elles font ce qu’elles veulent ».
L’entrée d’Ispahan est ornée de portraits des « shohada » (martyrs de la guerre Iran/Irak). Bouvier avait décrit qu’Ispahan était une ville très belle mais qui donnait le sentiment de vous rejeter comme un intrus. Désérable évoque le même ressenti et ne souhaite pas s’attarder. Il s’interroge sur l’issue des manifestations (qui ont la veille 2 morts la ville) : est-ce une révolte ou une révolution ? La différence sémantique dira si l’insurrection échoue ou réussit… La ville est quadrillée par la police mais il est néanmoins facile de se promener. Le dernier jour, il fait l’ascension du mont Soffeh, qui culmine à 2200 mètres. Près du sommet, il rencontre Firouzeh, une jeune femme en jogging, étudiante ingénieur, qui a tagué « femme vie liberté » sur un rocher puis lui demande de la filmer tandis qu’elle crie depuis la cime « femme vie liberté » pour le poster sur son instagram… S’ensuit une discussion avec elle sur l’usage d’instagram. Firouzeh méprise les influenceurs en Europe qui affichent leur soutien entre deux pubs pour des cosmétiques ou qui se contentent de recueillir des « like ». Désérable se montre dubitatif sur le risque qu’elle prend par rapport à l’utilité de son post mais elle considère qu’il faut faire quelque chose et ne pas se taire. Firouzeh lui dit qu’elle sait qu’elle risque la prison et qu’elle s’y prépare en apprenant des poèmes pour être capable de résister mentalement le jour où elle serait arrêtée. Désérable songe alors au pasteur Niemoller, pour qui être silencieux face au nazisme revenait à être complice du nazisme.

5. CHIRAZ
Désérable s’installe dans une auberge où il partage sa chambre avec un jeune du Daghestan qui a fui son pays pour échapper à la mobilisation en Ukraine. Chiraz ne ressemble plus à la description émerveillée de Bouvier. Ville bruyante et encombrée de voitures, son charme résiste toutefois encore dans ses jardins et le mausolée de Hafez. L’Iran est un pays singulier, dont la littérature compte peu de romanciers par rapport aux poètes. Tout Iranien, même les mendiants des rues, a lu des poèmes du Divân et connaît par cœur des vers de Hafez. Sur la tombe de Hafez, Désérable rencontre Hamreza (non : « I’m Reza ») et délivre une anecdote incroyable. Tout heureux de rencontrer un français, Reza, qui apprend le français dans un guide intitulé « Café crème », ouvre son guide au hasard et se met à lire un dialogue entre deux Français. Il s’agit de deux lyonnais, dont l’un invite l’autre chez lui, au 22 de la rue de Brest, à Lyon. Or Désérable a vécu quelques années à Lyon au 22 de la rue de Brest !!! Hallucinant de cette coïncidence folle, il le dit à Reza, qui trouve alors un prétexte pour s’éloigner rapidement, l’air effrayé comme s’il était tombé sur un fou !!!
A Ispahan, les gens de Chiraz ont la réputation d’être fainéants. A Chiraz, les gens d’Ispahan ont la réputation d’être radins mais Désérable raconte que jamais personne ne sera aussi radin que le couple d’ingénieurs suisses qu’il a rencontré à Ispahan, qui semblait voyager avec un seul but : dépenser le moins possible et profiter qu’il n’y ait pas beaucoup de touristes pour tout négocier âprement. Le sujet récurrent de leur discussion était les ristournes qu’ils avaient réussi à obtenir.

6. YAZD :
Sur la route vers Yazd, Déserable s’arrête pour visiter le splendide tombeau de Darius 1er, creusé dans une falaise et orné d’inscriptions en parthe, en sassanide et en grec, et les ruines de Persépolis, qui fut mise à sac et brûlée par les armées d’Alexandre le Grand. N’en restent que des pans de murs. Il se rend également à Abarkouh, petite ville fière de son cyprès de 4500 ans. Désérable s’y arrête au coucher du soleil, ému par le spectacle et aussi par la musique d’un jeune iranien fringué à l’américaine qui joue à la guitare « Baraye », une chanson interdite mais néanmoins connue de tous, qui a été composée par un jeune chanteur en hommage à Masha Amini.
A Yazd, il règne une chaleur écrasante : la ville fait la sieste tout l’après-midi. La ville est connue pour abriter les zoroastriens (minorité négligeable donc tolérée), qui vénèrent les éléments dont un feu qui brûle sans interruption depuis 1500 ans dans une vasque en bronze, alimenté par du bois de prunier. Désérable est également occupé par la prolongation de son visa : les formalités sont fastidieuses et il subit en outre un long interrogatoire par un policier surtout désireux de parler de foot et de la prochaine coupe du monde (le policier supporte le Brésil).
La ville accueille de nombreux afghans. Désérable rencontre Aluk, de la communauté hazara, persécutée par les talibans car chiite. Aluk, qui est mollah, a fait 6 mois de prison puis s’est enfui vers l’Iran. Beau gosse et beau parleur, il a une fiancée suisse, qu’il n’a pas revue depuis des années ; en attendant, il « baise à la chaîne » (je cite) mais jamais hors mariage car il fait toujours un « sigheh », qui est une forme de mariage temporaire. En effet, sous réserve de l’accord d’un mollah, on peut se marier pour quelques heures ou quelques jours. L’idée du procédé, qui peut sembler incroyablement hypocrite, est d’encadrer et de décourager les relations hors mariage mais comme Aluk est mollah, il s’arrange avec lui-même pour toujours rester en conformité avec l’islam dont la plasticité morale estomaque Désérable, qui ne la soupçonnait pas…
Ayant compris que Désérable est écrivain, Aluk lui présente quelques-uns de ses amis, dont un écrivain afghan athée fan de Deleuze, Sartre et Foucault qui a fui les talibans mais se montre insupportablement obséquieux et prétentieux comme un écrivain de cour imbu de lui-même, et 3 jeunes de la communauté hazara, tous trois étudiant la théologie pour devenir mollah. La parole est étonnamment libre car l’un des trois n’hésite pas à affirmer qu’il faut réformer le régime, séparer la religion et l’Etat d’autant que le guide suprême (Khamenei) est un « gros con » (je cite). En revanche, tous trois ont du mal à comprendre que les femmes iraniennes se plaignent alors qu’elles ont bien plus de droits que les femmes afghanes.

7. KERMAN :
Bouvier avait écrit que la ville était connue pour ses châles et ses aveugles (à la fin du 18ème, l’empereur Agha Mohammad Khan fit arracher les yeux de tous les hommes de la ville puis rasa la ville, qui lui avait résisté – les habitants se dispersèrent alors sur les routes, aveugles et mendiants) mais aujourd’hui Kerman est surtout connue comme la plus mauvaise équipe de foot du pays, pratiquant un jeu ultra défensif en 5-4-1 stérile et ennuyeux. Comme c’est la coupe du monde de football, Désérable espère pouvoir assister au match « Iran vs USA » dans une ambiance fiévreuse mais, à sa surprise, aucune diffusion n’est organisée dans la ville. Il va toutefois suivre le match dans un café, où il y a peu de gens. Le match - mauvais – est remporté 1-0 par les USA. A la surprise de Désérable, à la fin du match, les quelques personnes présentes trinquent à la victoire des USA (d’un verre d’alcool fait maison). Désérable découvre alors que l’équipe nationale est détestée depuis que les joueurs ont accepté de rencontrer et de serrer la main du président Raïssi, aussi détesté que Khameini. En fait, les Iraniens n’ont pas de haine des USA mais une haine contre leur régime. Néanmoins, l’Iran n’est pas à feu et à sang et Désérable insiste sur la méfiance qu’il convient d’avoir sur l’effet loupe des média (cf gilets jaunes à Paris vu depuis les USA). L’opposition est réelle mais repose sur des actes individuels de résistance. Ainsi, à Kerman, Désérable relate (et le cite comme l’un de ses plus beaux souvenirs du voyage) avoir vu, lors d’un banquet de mariage dans un restaurant de la ville, la sœur du marié – qui était non voilée – se mettre à danser sur la musique en tournant sur elle-même alors que la danse est interdite. Personne ne s’est levé pour l’accompagner mais les autres hommes et femmes présents (certaines en tchador, certaines en hidjab, certaines non voilées) n’ont rien dit et l’ont laissé faire.

8. BAM
Désérable accomplit le voyage vers Bam, avec un couple rencontré à Ispahan : lui, Roman, suisse et grand lecteur de Bouvier, et elle, Koi, cambodgienne, qui sillonnent le monde en Toyota Land Cruiser. Ils devaient retrouver à Kerman un couple d’amis, Ilona et Manuel, rencontrés à Istanbul pour traverser le désert de Lout. Ilona et Manuel avaient acheté une ambulance et l’avaient aménagée en véhicule de voyage. Roman et Koi avaient invité Désérable à se joindre à eux et il avait volontiers accepté. A Kerman, les deux couples ont préparé avec soin le voyage et notamment fait de grosses réserves d’eau suite à une mauvaise expérience de Roman, qui avait failli mourir quelques années plus tôt en s’ensablant dans le désert après avoir quitté la route principale. Il n’avait eu son salut qu’à la chance miraculeuse d’une voiture de passage alors qu’il était presque à l’agonie... Une heure après avoir quitté Kerman, les deux véhicules doublent un cycliste sur le bord de la route, en train de réparer un pneu crevé : c’est Marek ! Ils le prennent à bord et les voilà partis dans le désert, si beau et immense que Désérable ne trouve pas les mots et se contente de citer Bouvier.
En chemin, ils s’arrêtent à l’oasis de Keshit. La ville n’est pas connue en Iran alors que c’est une magnifique oasis dans le désert de Lout, qui abrite les ruines médiévales d’une cité abandonnée, dont les habitants ne savent pas donner l’ancienneté. Les ruines sont merveilleuses (Désérable n’hésite pas à évoquer le Machu Pichu du désert !) et ils décident d’y camper, jusqu’à ce que deux policiers, attirés par la fumée du feu de camp, viennent les chercher pour les faire dormir au village, en leur disant que les ruines sont dangereuses pour eux.
Quant à Bam, la ville est connue pour sa citadelle abandonnée au 19ème, détruite par un tremblement de terre il y a 20 ans puis reconstruite elle est trop neuve : il manque la patine du temps pour la rendre vraiment belle. A Bam, Désérable apprend que la police des mœurs a été supprimée : il a un échange avec Niloofar, qui lui dit que ce n’est en fait qu’une façade pour les occidentaux et qu’à l’université, elle a au contraire été renforcée.

9. ZAHEDAN :
Koi, Roman, Ilona et Manuel décident de partir vers le Pakistan et déposent Désérable et Marek à Zahedan, ville du Baloutchistan qui a mauvaise réputation en Iran car peuplée de sunnites parlant baloutche. En fait, Désérable et Marek sont très bien accueillis par une population qui n’a pas l’habitude de voir venir les touristes. Marek et lui logent chez un médecin, qui n’a quasiment pas de clientèle et passe son temps à fumer de l’opium, qui le constipe (d’où des pets que Désérable n’hésite pas à qualifier de monstrueux..). Marek, qui fait la collection du « Petit Prince » de St-Exupéry dans toutes les langues, essaye d’en trouver une édition en baloutche. Désérable et Marek visitent ensuite la mosquée (la plus belle mosquée sunnite du pays – à Téhéran, on trouve tous les édifices religieux, même des églises et des synagogues, mais pas de mosquée sunnite) avec un guide passionné qui leur raconte notamment le massacre du 30/09/2022, dont il fut témoin. Ce jour-là, il y eut un attroupement devant le commissariat : le guide crut initialement que c’était pour Mahsa Amini mais en fait les gens s’étaient rassemblés pour protester contre le viol d’une fille de 15 ans (sunnite) par un commandant de police (chiite), dans le sud du Baloutchistan. La fille avait tout raconté à son père qui l’avait raconté au mollah qui l’avait raconté aux fidèles après la prière du vendredi. Quand les gens ont commencé à crier des slogans, des policiers sont montés sur le toit du commissariat et ont commencé à tirer à l’arme automatique sur la foule : 96 morts. Leur guide leur raconte aussi l’histoire de jeunes tués dans les manifestations qui ont suivi, et se plaint que les média occidentaux n’aient jamais parlé des massacres du Balouchistan.

10. TEHERAN
De Zahédan, Désérable repart seul en train vers Téhéran. Il décrit des moments assez loufoques avec un contrôleur qui a autrefois appris le français et qui, trop heureux de pouvoir parler, l’invite dans sa cabine pour discuter mais il a presque tout oublié. Alors il passe le voir de temps en temps pour lui crier un mot en français – souvent incongru - dont il s’est soudain souvenu : « ratatouille », « barbichette », etc.
A Téhéran, Désérable retourne à la même auberge. Les afghans ont obtenu leur visa et sont partis mais les autres sont toujours là. Désérable essaye de prendre contact avec le journaliste correspondant local d’un grand quotidien français mais il découvre que ce correspondant local est en fait à Paris. Non sans raison car tous les journalistes sont traqués et arrêtés. Néanmoins, Désérable s’interroge sur l’authenticité des éléments qui sont relatés en France…

11. TABRIZ :
Quittant Téhéran pour Tabriz, Désérable fait la connaissance d’Amir, un ami de Marek, jeune homme qui est à la fois garagiste et osthéopathe (amateur). A force de dormir dans des positions inconfortables sous la tente ou dans le train, Désérable souffrait d’un torticolis dont Amir le soulage efficacement (et brutalement). Amir est l’une des rencontres les plus marquantes du voyage. Amir déteste Khamenei, qu’il appelle « Khayemani » = « mes couilles ». Amir est issu d’une très bonne famille, qui l’a éduqué dans la religion mais Amir a eu un choc en assistant, quand il avait 12 ans, à la lapidation d’une femme enterrée à mi-corps, en tchador et au visage couvert. Il a été marqué par le rictus de plaisir des hommes quand le sang a commencé à maculer le voile. Amir en a parlé avec son père, qui lui a dit que si c’était arrivé c’est qu’elle avait mal agi et le méritait. Amir a médité la réponse et a demandé à son père pourquoi Allah, s’il était puissant et bienveillant, permettait que le mal existe et que des personnes méritent d’être châtiées (c'est l'épisode de la citation d'Epicure évoquée par Ori dans sa critique principale). La seule réponse de son père fut de fouetter son fils pour lui apprendre à ne plus douter. Amir n’a jamais plus parlé de religion mais à ses 18 ans, il a rompu avec ses parents : il n’a pas été répudié mais ils ne se parlent plus. Amir déteste aussi le régime. Quand il a fait son service militaire, un de ses camarades, qui était une sorte de romantique pas du tout fait pour la caserne, a tellement souffert de la pression qu’il s’est tiré une balle dans la tête une nuit où ils étaient tous deux de garde. Mais il n’est pas mort sur le coup. Amir a voulu le tuer pour lui éviter de souffrir atrocement mais l’officier présent lui a interdit de le faire en lui disant que son ami était un lâche qui méritait de souffrir : il a mis trente minutes à agoniser. Le lendemain matin, aux couleurs, Amir a crié « Mort au guide » au lieu de « Mort aux ennemis du guide ». Il a été arrêté mais a nié avoir dit ça. Comme aucun de ses camarades n’a confirmé avoir entendu quoi que ce soit, et qu’Amir était d’une bonne famille, il n’a finalement pas été condamné et a achevé son service, malgré l’hostilité qui l’entourait. Chaque mois, Amir économise ce qu’il peut pour célébrer le jour qu’il attend avec le plus impatience dans sa vie : la mort de « Khayemani ».
Désérable fait aussi la rencontre d’Ali, un vieillard dont le grand plaisir est de prendre le thé avec des étrangers puis de leur faire signer son cahier de visites. La discussion est sommaire car Ali parle mal anglais mais il a accumulé 18 cahiers de visite depuis qu’il a ouvert le premier en 1954, dont il est très fier et heureux même s’il ne les lit jamais car il ne comprend aucun des mots laissés dans toutes les langues du monde…

12. SAQQEZ :
De Tabriz, Bouvier était parti vers le Pakistan. Désérable décide lui d’aller à Saqqez, dans le Kurdistan, où tout a commencé car c’est la région dont était originaire Mahsa Amini. Pour la 1ère fois, et à sa grande surprise, Désérable peine à rencontrer et discuter avec des gens. En fait, il comprend vite qu’il y a une telle défiance de l’Iran envers les Kurdes, et tellement de policiers en civil dans la ville (contrairement aux autres villes d’Iran où la police ne se cache pas), que les gens se méfient de tout inconnu, encore plus d’un étranger. D’ailleurs, Désérable finit par être arrêté : alors qu’il déjeune dans un kebbab, une personne s’asseoit à sa table et commence à vouloir discuter, en lui posant beaucoup de questions. Il est rapidement rejoint par deux autres personnes, qui dévoilent rapidement leur identité de policiers. Désérable prétexte devoir aller aux toilettes pour envoyer un sms à ses amis à Paris, via un mot code signifiant « j’ai des pb » mais il est tellement paniqué qu’il n’arrive plus à s’en souvenir… Quand il ressort des toilettes, les 3 policiers au prétexte de l’accompagner vers son hôtel le mènent à un garage, qui se révèle être une salle d’interrogatoire. Cuisiné pendant 3 heures, Désérable se présente comme un touriste et écrivain d’histoires d’amour, avec la hantise d’être pris pour un journaliste si les policiers interrogent internet. En fait, les policiers ne montrent aucun zèle et se contentent de fouiller les photos de son appareil photo, puis de le ficher avant de le relâcher en le sommant de quitter le Kurdistan (pas un endroit pour les touristes) dans les meilleurs délais sous peine d’être arrêté et emprisonné. Désérable prend le bus dans la journée et rentre alors à Téhéran, en songeant à son voyage et à toutes les rencontres faites avec des gens qui au fond n’aspirent qu’à la liberté.

Je conclus cette (trop) longue recension en recopiant l’extrait d’un poème que Désérable avait composé en imaginant un Eluard iranien :

sur les dômes des mosquées
sur les turbans des mollahs
sur les barreaux des prisons
sur le drapeau de l’Iran
sur les cyprès millénaires
sur les tombes des poètes
sur les dunes du désert
sur les voiles embrasées
sur la peur abandonnée
sur la lutte retrouvée
et sur l’espoir revenu
femme
vie
liberté

Eric Eliès - - 51 ans - 14 août 2025


Voyage sous pression 6 étoiles

François-Henri Désérable traverse l’Iran sur les traces de Bouvier et Vernet, les célèbres voyageurs suisses mais l’époque a changé et le pays est sur le point d’exploser. On découvre les villes et leurs habitants. On sent l’énorme tension qui règne sur les Iraniens qui commencent à croire qu’un changement de régime est possible, mais le prix à payer sera élevé. Un récit de voyage certes, mais dans un pays en crise. Nous sommes loin du guide touristique. C’est court, c’est prenant et c’est totalement en phase avec l’actualité.

Kabuto - Craponne - 65 ans - 11 mars 2025