Léon Spilliaert: Œuvre au noir (Ostende1881 - Bruxelles 1946)
de Eva Bester

critiqué par JPGP, le 29 septembre 2023
( - 78 ans)


La note:  étoiles
Léon Spilliaert le méconnu
D'une certaine manière cet ouvrage prouve que la peinture de Spilliaert incite les alcooliques et même ceux qui ne le sont pas à boire sans jamais atteindre l'ivresse de l'oubli. Elle pousse les filles perdues dans les bras du désespéré pour qu'ensemble, ils ravivent leurs plaies. Ou encore elle déclenche des bagarres comme si cette peinture passait comme une ombre malsaine, près de la prostituée qu'on égorge au fond d'une ruelle. Elle attaches du plomb aux chevilles d'un malheureux qu'elle précipite du haut d'un pont, met une arme entre les mains de l'homme anéanti par la ruine, marche sur les doigts de celui qui s'accroche au bord du précipice ou appuie sur la tête de celle qui se noie dans ses larmes. Certaines arcades désertes annoncent Chirico -, les autoportraits angoissés, les natures mortes habitées de plantes vertes, de boîtes, de flacons, d'horloges et de miroirs annoncent d'autres peinture encore.

Mais Spilliaert affectionne les personnages solitaires, souvent de dos, en relation de plaisir ou d'effroi avec la mer. Entre 1909 et 1913, ses silhouettes simplifiées et puissantes de pêcheurs et de femmes de pêcheurs ont influencé Permeke. 1912-1913, époque des grands pastels quasi expressionnistes où l'auteur gratte les cicatrices pour que saignent à nouveau les blessures enfouies Sous son "meilleur" jour, cette peinture est celle de l'amour sans retour, et l'on sent poindre la mélancolie du peinte, peut-être sa neurasthénie, son mal du pays, sa nostalgie d'éternel exilé.

On sent aussi poindre dans le silence "géométrique" de ses œuvres majeures une sorte de haine, de colère, des paroles dures et des insultes, des mots qui dépassent notre pensée et qu'on regrette sitôt qu'on les a prononcés mais qui surgissent en ses toiles muette en une violence aveugle ou dans des sanglots inconsolables et le deuil infini. Parfois les toiles suscite encore tout ce qui détruit l'être : le doute qui paralyse et la torture des remords de l'homme qu'on achète ou qu'on humilie et qui se tait et vit dans la peur du lendemain. Se détache encore la femme battue qui meurt sous les coups de celui qu'elle aimait. Et en filigrane celui qui se l'on se sentant minable, coupable, honteux ou abandonné, savoure son triomphe en secret.

Jean-Paul Gavard-Perret